Le discours officiel autour de l’entrepreneuriat ne serait-il pas trop consensuel ?

Le discours officiel autour de l'entrepreneuriat ne serait-il pas trop consensuel ?

Actuellement il y a un sacré discours langue de bois autour de l’entrepreneuriat en France et ailleurs. Quand on lit cette petite phrase de Brian Chesky CEO d’Airbnb “Nous pouvons désormais tous créer notre propre emploi et, pourquoi pas, notre propre secteur d’activité” , on a d’une part l’impression que c’est le Graal de devenir entrepreneur, que c’est à la portée de tout le monde du moment qu’on le veut et d’autre part, cela renvoie l’image “si t’as pas créé ta boite à 30 ans, tu as raté ta vie“. Finalement ceux qui ne suivraient pas cette mutation sociétale seraient amenés à disparaitre, comme toutes les espèces n’ayant pas su s’adapter au changement et à la transformation depuis la préhistoire.

Un discours, s’il n’en n’est pas moins optimiste, motivant et visionnaire, qui peut parfois heurter celles et ceux qui n’ont pas l’envie, les capacités ou la foi pour se lancer dans le grand bain de l’entrepreneuriat. Il convient à cet instant de rappeler, que ce n’est pas parce qu’une majorité pense que l’entrepreneuriat c’est l’avenir, la liberté, la vraie vie ou tout autre mantra, que tout le monde doit y adhérer. Chacun est différent et n’a pas les mêmes aspirations pour dessiner sa vie. Ce qui n’en fait pas pour autant un looser ou un réac.

De plus, le discours inspiré des Bisounours déclamé à l’envie par les pouvoirs publics, les décideurs et les “ceux qui l’ont fait” autour de la création d’entreprise semble parfois vivre dans un autre monde. Un monde parallèle où tout serait merveilleux, un genre de pays de cocagne où chacun serait maitre de son destin, pourrait simplement en le voulant et en se donnant à fond, réussir, lever des dizaines de millions d’euros et passer à la TV comme un modèle pour les ceux qui hésitent encore. Tout serait une question de volonté finalement, ni de moyens ou de capacités. Celui qui ne tente pas l’aventure est relégué au banc de celles et ceux qui ne veulent pas sortir de leur zone de confort et préfèrent simplement profiter de leur famille et loisirs en toute quiétude. Le mal aujourd’hui.

Essayez d’interroger un décideur sur la question, de poser toutes les questions possibles sur l’entrepreneuriat, en tentant de découvrir un autre discours, une réalité différente : impossible. Tout le monde s’accorde sur le même point : l’entrepreneuriat c’est ça la vraie vie, tout le monde devrait tenter (enfin saisir, voyez la nuance looser/gagnant encore une fois) sa chance et ne pas se contenter de ce qu’il a – un salaire, une maison, une famille, des vacances. C’est bien connu tout le monde peut/doit changer le monde en créant sa boite. Celui qui ne peut/veut pas a un problème.

Si on en vient à poser des questions qui fâchent telles que “l’entrepreneuriat est-il une tendance liée au chômage massif des jeunes ?” ou “l’entrepreneuriat survivra t-il à la reprise de l’emploi ?” voir, “tous entrepreneurs = tous pauvres et précaires, serait-ce le modèle caché de l’économie collaborative ?“, c’est le mal absolu, le vilain petit canard qui ose aller à contre-courant du discours positif actuel autour de la question. Alors les médias traditionnels évitent de poser ces questions au risque de passer pour un magazine pessimiste accusé d’entretenir la morosité ambiante, ou bien les interviewés écartent les questions pendant que d’autres s’indignent de ces questions appelant une réponse orientée (évidemment à un moment pour avoir des réponses, il faut interpeller, sinon on tourne en discours consensuel et insipide).

Idem pour ceux qui tentent leur chance, mais qui ne réussissent pas d’ailleurs. Soit parce qu’ils n’ont pas eu la bonne idée, n’étaient pas faits pour cela ou n’ont pas su développer leur projet. Ceux-là on n’en parle pas, car c’est de leur faute, ils n’ont pas fait ce qu’il fallait. Ils auraient du pivoter, se remettre en question, prendre du recul, trouver un mentor, et tout tenter. Si tu échoues, c’est de ta faute, tu n’as pas fait ce qu’il fallait, car TOUT LE MONDE peut réussir, c’est une question de volonté et pas de capacité. Et puis tu dois rebondir, c’est ça la suite quand on échoue.

Bref, encre une fois la pensée unique s’impose et des sociétés comme Airbnb, Uber pour les plus connues ou toutes celles qu surfent sur l’économie collaborative, sont là pour rappeler à tous que le mouvement est en marche, que d’ici peu de temps tout le monde sera entrepreneur, qu’on le veuille ou non, il n’y a pas d’alternative possible. Malheur à celles et ceux qui pointent les difficultés, le phénomène de mode ou l’aubaine pour le gouvernement face aux 6 millions de chômeurs.

PS : si quelqu’un parmi vous a une autre vision de la vague d’entrepreneuriat actuelle et ne craint pas de passer pour un oiseau de mauvais augure, contactez-nous !

2 Comments

  • Merci pour ça, ça fait longtemps que ça me titille aussi.

    La passion révélée pour l’entrepreneuriat est en effet une tendance lourde qui reflète assez directement la précarisation de l’emploi. A tel point que les salariés complexés de ne pouvoir être entrepreneurs s’auto-proclament “intrapreneurs”, en somme : ceux qui bossent vraiment et qui ne se laissent pas porter par le courant en respectant leurs horaires et ce maudit droit du travail…

    Je dois confesser une certaine admiration pour les serial entrepreneurs et tous ceux qui, emprunts d’un dynamisme et d’une autonomie sans faille se lancent dans ces aventures “sans filet”. Cependant, ériger l’entrepreneur en modèle de société revient à détruire une forme de stabilité nécessaire dans l’emploi, notamment quand il s’agit de construire une vie, d’acheter un logement, etc. Au passage, ce discours benêt ne sert ni les vrais entrepreneurs ni les vraies idées, ni l’emploi.

    La jauge entre entrepreneuriat et salariat est subtile et le discours dominant a des oeillères jusqu’au coudes quand il croit que des millions d’indépendants vont créer les emplois de demain.

    N’oublions pas que le pays qui héberge le plus d’entrepreneurs n’est ni les USA, ni la France, mais bien le Bangladesh. A méditer.

    • Peggy André dit :

      très bonne analyse ! Et d’ailleurs comme vous le dites, ce sont les pays pauvres qui ont le plus d’entrepreneurs dans leur population, et c’est aussi “avant” (le fameux c’était mieux avant des français…) que la France comptait un maximum d’entrepreneurs, des petits métiers qui permettaient tout juste de joindre les deux bouts dans un contexte très précaire. Le salariat a amené un confort et une certaine liberté à chacun, qui a pu ainsi enfin commencer à profiter de la vie, des loisirs, de sa famille, sans penser au lendemain, au risque de tomber malade sans pouvoir se soigner, de s’user et de vivre une vie de labeur. Mais tout ça, celles et ceux qui ont une vision idyllique de l’entrepreneuriat n’y font jamais référence…

Comments are closed.