En mars dernier, j’avais rencontré Geoffrey Bruyère, cofondateur de Bonne Gueule, un média indépendant de mode masculine, devenu en quelques années une marque de mode possédant un eshop et plusieurs magasins dans des grandes villes. Geoffrey m’expliquait alors avoir fait le choix avec son associé Benoit Wojtenka, de se développer “sans avoir levé de fonds, ni auprès de business angels, ni en love money“, ce qui leur avait tout de même permis d’atteindre un CA de plus de 2 millions d’euros.
Mais voilà, aujourd’hui l’équipe a fait le choix de passer du côté de la levée de fonds et rassemblé près d’un million d’euros auprès d’investisseurs tels que Thierry Petit (Showroom Privé), Cyril Vermeulen (aufeminin), Nicolas Santi-Weil (AMI), de l’entrepreneuriat social avec François Barbier (ex VP Europe de Mars et membre actif de Ashoka), François Badoual (CEO de Total Energy Ventures), d’anciens grands dirigeants, ainsi que Le fonds d’investissement Mode & Finance 2, géré par Bpifrance Investissement. Une levée annoncée ces jours-ci qui a fait beaucoup d’encre, certains, dont Fractale, s’interrogeant sur cette levée de fonds surprise alors que l’entreprise était un modèle d’indépendance et prouvait que l’on pouvait réussir en démarrant de 0.
Geoffrey nous en dit donc plus sur le pourquoi du comment de cette levée :
Qu’est ce qui vous a motivé à lever des fonds après des années d’indépendance ?
Après 4 ans de croissance, et le franchissement des 2M€ de CA annuel en restant auto-financé, on s’est retrouvé dans une situation où la levée de fonds devenait nécessaire pour passer à l’étape d’après.
En effet, chaque année, on avait 1 ou 2 grands projets à mener (lancer la marque, refondre un site, monter une boutique).
Mais en atteignant une certaine taille critique et grâce à une équipe qui nous suit depuis 4 ans, on a constaté que nous avions un foisonnement de projets avec du sens – intensifier les publications YouTube, améliorer encore les articles, personnaliser les contenus, améliorer les plateformes, avoir un stock plus étoffé, développer un réseau de vente chez le consommateur, aborder l’international – et pour cela il nous fallait lever des fonds, mais de manière raisonnable, et essentiellement pour recruter de nouveaux talents.
Vous n’avez pas peur de perdre votre indépendance ?
Non, car les parts que nous cédons restent très raisonnables : nous conservons la très grande majorité du capital. Et nous jouissons d’un pacte d’actionnaires que nous jugeons très équilibré, sans clause contraignante. Personne ne nous met la pression (on se la met déjà nous-même ! 😉 ).
On a aussi complété cette levée avec de l’emprunt bancaire, maintenant qu’une relation de confiance s’est instaurée avec nos banques historiques, pour se diluer encore moins.
Cet équilibre est possible car nous avons levé tardivement, avec un chiffre d’affaires en forte croissance, une vraie rentabilité, et une communauté qui nous fait confiance et nous positionne comme le média de mode masculine leader en France.
Au final, on conserve toute latitude stratégique, ce qui ne nous empêche pas d’être en demande de coaching et d’une structure de gouvernance.
Nous conservons la très grande majorité du capital
Et qu’allez-vous en faire ?
On a déjà lancé certains recrutements : un second vidéaste, un CTO (ancien responsable data de Universal France), un spécialiste du marketing des contenus.
On va continuer à compléter l’équipe en avançant pas à pas, le temps d’intégrer parfaitement chaque personne et de recruter à chaque fois à bon escient.
La pire chose qui pourrait nous arriver, c’est de grandir trop vite.
Que vont vous apporter les investisseurs qui entrent au board ?
Il y a 3 grands profils d’investisseurs que nous accueillons.
La BPI, qui nous ouvre déjà des portes à l’international, auprès des chambres de commerce et de business France, et qui va également nous aider à structurer notre reporting financier et notre gouvernance.
Ensuite d’anciens grands patrons, des profils solides avec la tête sur les épaules qui comprennent la réalité du business et ne misent pas tout sur la croissance du chiffre d’affaires aux dépens d’un business sain. Certains travaillent aussi sur des sujets d’économie collaborative qui nous intéressent beaucoup.
Et enfin des entrepreneurs de la génération juste avant nous, et qui ont réussi : Thierry Petit (Showroom Privé), Nicolas Santi-Weil (AMI), Cyril Vermeulen (aufeminin). Ce sont tous des spécialistes (mode, e-commerce, médias digitaux) qui ont su trouver la croissance et la structurer.
Selon toi la levée de fonds est obligatoire pour grandir aujourd’hui ?
Chaque startup est différente. Mais dans des secteurs comme l’industrie, les nouvelles technos, les services, c’est souvent impossible de se passer d’une levée. Et les banques ne financent pas non plus les modèles économiques risqués ou qui sortent des clous.
C’est aussi le cas pour la mode, qui est historiquement un secteur très gourmand en capital, jugé à risque, et où il faut être bien financé pour être efficace.
Donc à moins d’avoir un modèle économique vite rentable, une astuce maligne pour gagner vite des sous au démarrage, eh bien l’autofinancement me semble vraiment être un luxe.
Dans notre cas, on a commencé avec des livres numériques qui rapportaient 5.000 € par mois, puis des collaborations de vêtements avec les marques qui généraient de l’excédent de fond de roulement (on payait les stocks après les avoir vendus), avant de pivoter sur notre modèle actuel de marque en propre au BFR un peu moins léger, malgré nos astuces pour le réduire.
Dans des secteurs comme l’industrie, les nouvelles technos, les services, c’est souvent impossible de se passer d’une levée
Quel regard portes-tu sur les disparitions de cet été qui ont animé le monde des startups ?
Je ne connais pas tous les contextes et je n’étais pas à la place des fondateurs, mais la plupart de ces disparus semblaient vraiment payer chère leur croissance, sans vraie rentabilité derrière. Là où leurs concurrents à l’offre un peu moins attractive mais aux coûts mieux maîtrisés sont toujours debout (FoodChéri, son offre resserrée, intégrée et sa rentabilité max sur chaque course VS Take Eat Easy, est un bon exemple).
Payer cher sa croissance, ce n’est pas qu’acheter cher sa publicité et son marketing direct. C’est aussi un déficit de culture d’entreprise, de confiance des clients, d’apprentissage de ce que chaque phase de développement peut apporter, autant de choses qui pérennisent un business mais demandent un peu de temps.
Peut-être que c’est aussi une forme d’avertissement à destination d’un poignée d’entrepreneurs, journalistes et investisseurs, qui les poussera à plus de mesure et à une analyse plus approfondie des dossiers.