Actuellement les médias prennent un malin plaisir à relayer les prophéties déclinistes des élites dites spécialistes de l’ubérisation de l’économie qui verrait selon eux une disparition de l’emploi salarié au profit de la création massive de son propre job. Sous couvert d’un phénomène disruptif et d’un mouvement sociétal visant à ce que chacun soit acteur de sa vie et ne se laisse plus dicter sa conduite par un patron de grand groupe ou de PME, ces professionnels du secteur imaginent un futur qui n’en n’est pas un. D’une part on ne peut pas prévoir le futur, rappelons-nous les prédictions des années 50/60 où nombreux étaient ceux à croire qu’en l’an 2000 on vivrait dans l’espace, on aurait tous un robot à tout faire à la maison et nos voitures voleraient… Et d’autre part, ce n’est pas parce que nous vivons une période charnière au cours de laquelle les emplois sont plus détruits que créés, que la tendance va perdurer et devenir la norme. Personne ne le sait, même si une vision alarmiste peut se dessiner selon où on pose son regard.
La faute à l’économie collaborative ?
La France est frappée par un chômage endémique depuis plusieurs années, et il faut bien l’expliquer, facilement si possible. Il est facile d’accuser la sharing economy, qui détruirait des emplois au profit de l’entraide entre “amis”, de l’échange et de la désintermédiation professionnelle. Pourtant la France n’est pas le seul pays à voir cette économie émerger semble t-il… Les USA, l’Allemagne, le Royaume Uni ont vu leur courbe du chômage s’inverser il y a déjà longtemps, alors que Airbnb, Uber, le covoiturage, les givebox et cie y sont bien présents, comme en France, parfois plus. Certes on peut parler des emplois précaires, des contrats 0 heure, des lois Hartz qui ont créé des travailleurs pauvres ou précaires, mais en France on a aussi des emplois peu rémunérés (les stages et les alternances) et des contrats aidés. Mais les chiffres du chômage n’ont pas baissé pour autant, même en éliminant des statistiques les personnes bénéficiant de ces faux jobs. Pourtant chacun continue de penser que cette nouvelle économie, née du géant Uber, qui favorise la création d’emplois non salariés, précaires, sans droits sociaux, est responsable de la montée du chômage en France et va faire disparaitre le contrat de travail à tout jamais.
Le numérique favoriserait le développement d’un emploi non salarié
Allant encore plus loin, on pouvait lire dans un article de l’Express récemment “l’économie numérique est prometteuse en termes d’emplois, mais ils ne sont pas salariés”. L’économie numérique en son entier serait donc destructrice d’emplois, renforçant ainsi la défiance de celles et ceux qui ont une peur bleue de tout ce qui touche au numérique – données, réseaux sociaux, paiement en ligne… Il faut toujours un coupable. Certes, cette révolution numérique détruit des emplois, ceux dit intermédiaires, qui ont pu être automatisés, robotisés, numérisés et ne nécessitent qu’une personne là où il en fallait 3 ou 4. Comme les guichets de banque au profit des distributeurs, les ouvriers agricoles au profit des machines, etc… Mais elle en crée d’autres, plus techniques, plus spécifiques, plus scientifiques ou plus manuels que la formation scolaire peine à faire sortir des bancs de l’école, plaçant le marché du travail dans une situation kafkaïenne avec d’un côté des emplois nos pourvus et de l’autre un chômage endémique. Cette économie numérique ne détruit pas non plus les emplois dit de service, ces emplois en bas de l’échelle que plus personne ne veut effectuer, et qui restent désespérément vides, mais qui ne pourront pas être numérisés, tout du moins, pas dans un futur proche.
L’éducation n’est-elle pas elle aussi responsable ?
Ce sont d’ailleurs souvent ces secteurs que l’économie collaborative a investis : les services à la personne, le petit bricolage, le dépannage, la garde d’enfants, … Dans une société où toute une classe d’âge a maintenant accès aux études supérieures, qui se verrait devenir électricien, aide à domicile, vendeur, serveur, boulanger ? Personne ne souhaite occuper ces jobs qui sont peu rémunérés, peu valorisés, n’offrent aucun gage de mobilité sociale et sont fatigants ? C’est compréhensible et il est inutile de leur jeter la pierre, alors que dans la pensée collective ces métiers sont dévalorisés et font même l’objet de quolibets que chacun a entendus plusieurs fois dans sa vie “si tu ne travailles pas à l’école, tu finiras femme de ménage ou éboueur” ou bien “vu tes notes tu devrais t’orienter vers un CAP ou l’apprentissage”, sonnant comme un échec, une punition, un avenir médiocre. Et pourtant ! Le numérique n’a pas détruit ces emplois et ces secteurs recrutent.
Il faut revoir la valorisation des métiers
C’est bien dès la formation qu’il faudrait revoir le problème du chômage et valoriser ces filières qui sont tout à fait respectueuses, bien qu’elles ne soient pas “intellectuelles”. D’ailleurs bon nombre de cadres dirigeants ou managers n’hésitent pas aujourd’hui à tout abandonner pour reprendre une formation et devenir cuisinier, fleuriste, employé en crèche, etc… La cuisine est à part car elle a fait l’objet d’une telle médiatisation qu’elle est aujourd’hui devenue une voie royale. Enfin si on ouvre son restaurant bien sûr, pas si on devient commis de cuisine. Tout est dans la valorisation du métier, la rémunération offerte, les possibilités de monter l’échelle sociale, de bénéficier de droits sociaux, de se former et d’être respecté. Les employeurs ont leur rôle à jouer, face à l’émergence de ces emplois non salariés créés par la sharing economy. Il est normal de préférer proposer ses services sur une plateforme de mise en relation et fixer son propre tarif, en tant que travailleur indépendant, plutôt que d’accepter un job sous payé, proposé par une entreprise qui juge que sans qualification, ces travailleurs n’ont pas à gagner plus que le SMIC horaire. Dès l’instant où ces jobs seront regardés autrement par l’opinion publique et mieux considérés par les employeurs, il n’y aura plus de honte ou d’échec à les exercer. Il n’y aura alors plus lieu d’accuser l’économie numérique et/ou collaborative de détruire le salariat dans le futur, alors qu’aujourd’hui elle répond surtout à une demande qui n’est pas satisfaite.